Dure vie de programmeur
* Soupir *
Ce fichu programme continue de planter. Après deux heures de débug acharné, de nombreuses recherches Google et un demi-litre de jus de pommes, le jeu que je suis en train de développer refuse toujours obstinément de se lancer. Pas de vaisseaux spatiaux, de vagues d'aliens suréquipés ni de high-score à célébrer. Juste cette petite ligne rouge sur mon écran : Erreur de segmentation. Encore.
- Décidément, c'est pas ma journée ...
Je jette un coup d’œil à mon réveil. 1h38. Tout compte fait, je devrais plutôt parler de soirée ... Découragé par mon manque de résultats, je décide de faire une pause. En allant me chercher des vivres à la cuisine, je remarque de la lumière émanant de la porte de la chambre de mon coloc, Julien. Probablement encore en train de jouer à un RPG. On est vendredi soir, après tout. En me rapprochant, j'entends les multiples clics de souris qui confirment mon hypothèse. Ce simple son, si caractéristique, m'arrache un sourire. Je me l'imagine parfaitement, mal assis sur sa chaise de bureau, concentré sur son écran. Tout va bien, il est toujours là. Une nouvelle fois, je les bénis, lui et son côté geek pantouflard. Avec lui, je peux être sûr qu'il y a presque toujours quelqu'un dans l'appart.
Ragaillardi, je me dirige vers ma chambre et me vautre sur mon lit. En me tournant vers mon écran, je peux voir que la petite ligne rouge est toujours là, narquoise.
- Tu ne perds rien pour attendre, toi ... Tu feras moins la maline quand je t'aurais réglé ton compte !
Mais la bravade ne dure pas. Quelques secondes plus tard, je me lève pour fermer mon ordi, de nouveau exaspéré par trois mots écrits sur fond noir. Déterminé à me changer les idées, j'attrape un coussin et me plonge dans le premier manga qui me tombe sous la main.
Vous avez dit cauchemar ?
Un moment passe. Sentant un début de crampe menacer ma jambe gauche, je me tortille dans mes draps pour changer de position. Mes draps. Mes draps verts. Un frisson se faufile dans mon dos alors que je réalise que je ne suis plus dans mon appart, mais ailleurs. Et cet ailleurs ressemble furieusement à ma maison d'enfance.
- Hein ? Qu'est ce que ... Un rêve ?
Troublé, je regarde autour de moi, inspectant mon ancienne chambre du regard. Rien ne semble avoir changé ... Les mécanos sont toujours éparpillés au quatre coins de la pièce. Ma collection de cailloux précieux (essentiellement du mica et quelques agates) est à sa place sur l'étagère. Depuis son poster, Harry Potter affiche son éternel sourire un peu figé.
C'est là que je le remarque. Trop déconcerté par la tournure des évènements, je n'y avais pas fait attention, alors qu'il était là depuis le début. Le silence. Omniprésent, étouffant. Annonciateur du pire. Je suis seul dans la maison.
SEUL. Le constat retentit en moi comme un coup de fouet. Je sens mes entrailles se nouer alors que la certitude s'ancre en moi au fer rouge. Sentant la panique me gagner, je ferme les yeux en tente de respirer calmement.
SEUL. Mon cœur rate une série de battements, brisant ma maigre concentration. Ai-je vraiment entendu un grattement, ou est-ce mon imagination qui s'en mêle ? Incapable de trancher, je me recroqueville sur moi-même et ré-ouvre les yeux. En apparence, rien n'a bougé. Rien ... Mais j'ai l'impression qu'on m'observe.
TENSION. Je me tourne brusquement vers le poster de l’École des sorciers. Rien ... Idée stupide. Mais du coin de l’œil, il m'a semblé qu' Harry me fixait intensément. Un léger craquement surgit soudain du silence. A droite.
PEUR. Je me tourne vers mon étagère. Mes mains tremblent sans que je puisse les maîtriser. Le seul bruit dans la pièce est celui de ma respiration, sifflante. Mon doudou, une étrange peluche censée être un lapin, me renvoie un regard vide. Lui qui est censé trôner sur mon bureau. Un goût métallique m'envahit la bouche alors que je comprends l'horreur de la situation. Il s'est déplacé. Seul.
CAUCHEMAR. Un murmure déchire le silence. Mon hurlement de terreur lui fait instantanément écho, mais contrairement à moi le murmure ne se fatigue pas. Il reprend sa litanie, susurre à mon oreille. Paralysé, je ne peux que l'écouter enfler, ondulant autour de moi. De son côté, Harry ricane, un sourire triomphant vissé sur son visage blafard.
- Nous sommes là. Nous sommes là pour toi. Nous sommes partout. Pour toi !
TERREUR. J'entends quelqu'un crier au loin. Moi ? Je ne sais pas. Ma vision se trouble. Le lapin se rapproche de mon lit, rampant sur le sol. Les murmures opèrent des cercles de plus en plus serrés autour de mon lit. Et ce rire qui n'en finit pas ...
Nouvelle aube
- Aïe ! Saleté de jouet !
Le juron déchire l'espace, coupant net la litanie. Des bruits de pas se font entendre sur le parquet, imitant à la perfection quelqu'un qui aurait marché sur un mécano pointu. Puis tout se fige. Mon cerveau se bloque un long moment sur ces quelques mots énoncés à voix haute. On a marché sur un mécano. Quelqu'un a marché sur un mécano. Je ne suis pas seul.
Un silence incertain s'installe, hésitant, différent du premier. Mais il n'est pas le seul à avoir changé. Au fond de moi, je sens comme une étincelle me titiller. Au lieu de la souffler, je décide de l'attiser doucement, de l'aider. Petit à petit, elle gonfle, remonte lentement mon torse, ma gorge, mes lèvres ...
RIRE. Un son haché, incertain. Comme s'il doutait lui même de sa propre existence. Mais il est bien là, ce rire, ce rire qui prend de l'ampleur en moi. Tremblant au départ, il s'enhardit au fur et à mesure, se répandant dans la pièce comme les premières lueurs du jour. De ruisseau, il se change en torrent limpide, chassant le fantôme et ses sortilèges. Je ris. Je pleure.
De longues minutes passent avant que la crue ne se calme. Un troisième silence, confortable et moelleux, s'installe paisiblement. J'ai la gorge en feu, les poumons déchirés. Mon visage est baigné de larmes, et tout mon corps me fait mal.
Étendu sur mon lit, je fixe le plafond que je connais par cœur, un timide sourire encore sur les lèvres.
Je suis seul chez moi. Je n'ai plus peur.